L'ère des Chats
Chapitre 3
Philo le philosophe traînait souvent dans le même coin de la ville. Plus précisément rue Victor Hugo, une rue qui rassemblait à elle seule deux des trois librairies de Toucour. Ainsi qu'une bibliothèque municipale qui faisait ce qu'elle pouvait pour exister, coincée entre Le Roi Lire et Lira Bien Qui Lira Le Dernier. Librairies dont les libraires ne manquaient pas d'imagination, ayant grandi entourés de centaines de livres dans la même maison. Les deux frères étaient maintenant concurrents et on les entendait régulièrement se disputer le matin et le soir, quand ils ouvraient et fermaient leurs boutiques. Chez Le Roi Lire, on trouvait de beaux bouquins, bien rangés dans des étalages fixés aux murs. Au centre du magasin, il y avait un trône encadré de petites étagères à roulettes qui charriaient les dernières nouveautés. Dans chaque nouveau livre, le plus âgé des frères prenait soin de glisser une petite fiche qui décrivait l'histoire et le style de l'auteur ou de l'autrice et donnait irrésistiblement envie de l'acheter. Chez Lira Bien Qui Lira Le Dernier au contraire, une chatte n'aurait pas retrouvé ses petits. Le plus jeune des deux frères avait dix ans de moins que son aîné et avait reçu une éducation bien différente. Il aimait par dessus tout l'odeur des vieux livres, c'est pourquoi il vendait également toutes sortes de livres d'occasion. Sa boutique avait des airs de foire, de marché aux puces. Les prix étaient indiqués au crayon à papier sur la première page souvent cornée de livres ayant déjà connu différents propriétaires. C'est là que Philo passait le plupart de son temps, sans même que le libraire ne s'en rende compte. Et c'est parmi ces vieux livres, que Philo le chat était devenu philosophe. En réalité il était plutôt devenu "savant" mais les autres chats ne faisaient pas la différence entre ces deux termes et l'appelaient le philosophe.

"- Pssst Philo ? Psssssst !
- Quoi ? J'entends des voix ?! Un livre, ça ne parle pas !
- Psssst ! Miaou !!
- Miaou ? Qui fait miaou ? Qui me cherche ? Je suis à droite de la porte d'entrée, affalé entre un livre sur le goulag et une autobiographie d'humaine, derrière la plus haute pile de livres que tu verras.
- Ah ! Philo te voilà !
- Minet ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu es tout essoufflé !
- Oui, je viens de chez mes humains, j'ai vu des lettres, je voulais que tu me dises ce qu'elles veulent dire.
- Je t'écoute.
- Alors, ça commençait par... E – X... O – D... euh... E-X-O-D... zut ! Je ne sais plus !
- Ce n'est pas grave, nous allons chercher dans un dictionnaire."

Philo entraîna Minet le mignon à travers les rues de piles de livres. Un virage à gauche, sauter par dessus le livre tombé là, continuer tout droit sur quelques mètres puis prendre à droite. Attention à la traversée d'humains potentiels, personne, c'est bon, tout droit à nouveau. Contourner la rangée de livres poussiéreux et arrivée devant la seule étagère encore debout de la boutique : celle des dictionnaires en tout genre. En bas les dictionnaires thématiques, au dessus les encyclopédies, au dessus encore, les dictionnaires bilingues et enfin, tout en haut, les dictionnaires de langue française. Minet étant plus agile et moins âgé que Philo, il se chargea de descendre le dictionnaire indiqué par son compagnon. Philo coinça le gros livre entre ses pattes et tourna les pages en commençant par la fin.

"- E-X-O-D... Apparemment ça ne peut être qu'un seul mot : Exode. Voyons la définition :  « Déplacement d'un grand nombre de personnes ».
- Donc Matoutou avait vraiment raison, l'heure est grave. Car non seulement les gens s'en vont mais le phénomène est même étudié à l'école...
- Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
- Ben tu sais, ces lettres, elles étaient sur l'écran de l'ordinateur de la jeune humaine chez qui je vais manger parfois. Et quand je me suis approché, elle m'a dit « laisse moi tranquille je fais mes devoirs ».
- Nous devons continuer à enquêter, tu crois que tu pourrais me faire entrer dans cette maison pour que j'essaie de voir les autres écritures ?
- Je peux essayer."

Philo le philosophe et Minet le mignon arrivèrent devant le 4 de la rue de Saint-Exupéry lorsque la nuit était déjà tombée. Les fenêtres à l'étage étaient fermées, on voyait quelques rayons de lumière filtrer à travers les fentes des persiennes. Minet tourna en rond un moment puis il se décida. Il allait prétendre être malade et détourner l'attention des grands humains pour laisser Philo se faufiler à l'intérieur. Il savait qu'il finirait chez la vétérinaire mais c'était un moindre mal. Il se sacrifirait pour l'enquête. Il miaula en tremblotant devant la porte d'entrée. Rien que cela devrait attirer leur attention car ils avaient l'habitude que Minet se présente plutôt devant la fenêtre de la cuisine, lorgnant sur le plat du jour et miaulant fermement. Comme il s'y attendait, l'humain le plus âgé entrebâilla la porte. À ce moment-là, Minet qui était assez bon acteur, s'écroula sur flanc, continuant ses miaulements plaintifs. L'humain ouvrit plus grand et se précipita sur lui "Et alors petit chat, je voyais bien que ça n'allait pas ces derniers temps, viens là, je vais t'emmener voir le docteur.". Pendant que l'humain ramassait Minet, Philo entra en faisant un clin d’œil à son complice. Mais une fois à l'intérieur, la première chose qu'il remarqua fut les valises rouges entassée sur le canapé. Il craignit le pire mais monta en vitesse quand même pour suivre le plan. Il devait trouver un ordinateur. Il pénétra dans les chambres une par une. Les lits n'avaient plus de draps. Les bureaux étaient vidés, les armoires aussi. Il redescendit à pas de velours, s'approcha des valises. Il se demanda pourquoi elles étaient toutes identiques. Il nota aussi une sorte de logo sur chacune, une espèce de boule dans un cercle. Elles portaient aussi des étiquettes nominatives avec le même code en dessous "Lot. 10 8867 – conteneur 54".

A l'approche des humains il se cacha derrière un fauteuil. Là il aperçut une boulette de papier. Les humains attrapaient à tour de rôle chacun une valise. Quand la porte d'entrée s'ouvrit, Philo s'enfuit avec la boule de papier. Il ne se retourna pas avant d'être sûr d'avoir échappé à quiconque aurait pu le poursuivre. Mais en ne se retournant pas, il ne vit pas Minet, coincé dans une cage, dans la voiture familiale qui se remplissait inexorablement de valises rouges.